L'injonction à bannir systématiquement les émotions dites négatives comme la tristesse, la colère ... , l'injonction à brandir la joie permanente comme objectif ultime de toute vie, finissent par nous causer du tort. Ainsi, endeuillées, gravement malades, ou en fin de vie, de nombreuses personnes s'épuisent à faire semblant d'être positives par crainte de voir leur entourage prendre la fuite.
Bien entendu, nous le savons, certaines émotions sont très inconfortables et leur intensité peut même devenir insupportable... Il est sain de préférer nous diriger vers ce qui nous apporte a priori de la joie. Cependant, peut-être en conséquence de cela, nous sommes devenus bien craintifs...
Force est de constater que chaque individu, selon son propre tempérament (que nous devons parfois un peu tempérer) et selon sa propre histoire, aura un rapport particulier avec telle ou telle émotion. Le propos ici n'est pas de généraliser ce rapport aux émotions si particulier à chacun. L'objectif de cet article est plutôt de mettre le doigt sur une tendance de la société, néfaste pour les individus.
Faire miroiter la possibilité d'une joie et d'un bonheur permanents est désastreux. Il suffit d'aller jeter un coup d'œil dans les rayons de nos librairies pris d'assaut par des milliers de titres tous plus excessivement et systématiquement positifs les uns que les autres, ou de regarder les présentations d'évènements culturels, ou les affiches de conférences, pour prendre la mesure de ce fléau... ). Peut-on réellement croire qu'une joie intérieure, profonde et authentique, émergera à coups de slogans ou de récits ultra-positifs ? L'autosuggestion, pour ne pas dire l'aveuglement, a des limites... En tout cas, je constate qu'une très grande partie de la population est maintenant tout simplement incapable de faire face au chagrin des autres ou aux dures réalités de la vie - de la mort. Le plus terrible est que cette population se félicite d'être sur la meilleure et la seule voie possible (qui finalement consiste à se préserver de tout, et en toutes circonstances) . Oui, le respect de nos propres limites est important mais sans doute faut-il sortir parfois de nos retranchements afin d'exercer notre courage ...
Tels des robots, de plus en plus de personnes répètent en boucle et de façon souvent dithyrambique, parfois même hystérique, que la vie est magnifique, splendide, merveilleuse. Tentatives désespérées, d'auto persuasion ? Vous me direz, c'est très humain d'avoir besoin de se rassurer. C'est évident, de temps à autre on peut en avoir besoin... Cependant, je veux mettre le doigt sur un phénomène qui se généralise à l'excès. Une sorte de pis-aller systématique prôné en tous lieux et toutes circonstances. Si on regarde le nombre croissant d'hyper-anxieux, de névrosés, de dépressifs..., ce recours superficiel ne semble pas fonctionner si bien que cela...
On voudrait nous faire croire qu'être absolument heureux, et ce, de façon permanente, est possible, pour peu qu'on se le dise, et redise, tous les matins au réveil ! Et surtout, si vous êtes en colère, triste ou désespéré : gardez tout ça pour vous ! Car vous risquez de passer pour une personne nuisible, nocive... Vous briserez la bulle de protection magique, se voulant ultra-positive, de vos interlocuteurs ! Attention, les châteaux de cartes qui se trouvent en face de vous menacent de s'effondrer à tout moment ! C'est dire combien le comportement, supposé joyeux et positif, de vos interlocuteurs n'est en fait qu'une façade très fragile, voire imaginaire.
Sommes-nous sur la bonne voie ?
Pema Chödrön, moniale bouddhiste qui a notamment écrit " Les bastions de la peur " ou encore " Lettre à une amie pour les temps difficiles " (à lire si vous ne l'avez déjà fait), nous dit à quel point toutes les émotions, sans distinction, sont importantes. Nous avons besoin de celles-ci au complet pour être pleinement humains, pleinement éveillés, pleinement vivants. Ressentir une émotion n'est pas une faute ni une maladie ! Le meilleur moyen de pas devenir violent, ou de ne pas finir comme un zombi, est sans doute de les apprivoiser, de les traverser sans les juger, et de trouver une manière de les exprimer dans le respect des autres et de soi (l'équilibre entre soi et les autres n'est évident pour personne). La méditation fait partie des pratiques qui peuvent permettre de les rencontrer, de mieux accueillir celles qui sont le moins agréables, ou de faire le tri entre le vrai et le faux . Ainsi, certains outils peuvent nous permettre d'affronter un peu mieux les réalités de la vie, notre chagrin ou celui de nos proches, l'inquiétude, l'angoisse, la peur, l'impermanence des choses ... En d'autres termes, nous pourrons un peu mieux faire face tout en nous épargnant quelques comportements de fuite, de refus ou de rejet.
Le chagrin après la perte d'un être cher, la colère devant une injustice, le désarroi ou l'inquiétude devant un proche qui souffre, sont-elles des émotions négatives ? Ou simplement des modalités profondes de l'être humain ? Par exemple, se refuser d'être en colère face à une injustice, c'est aussi refuser de voir cette injustice, non ?
L'ennemi proche de la joie est la surexcitation
Est-ce-que je préfère grandir et entrer de plein pied dans la vie ou est-ce-que je choisis de vivre et de mourir dans la crainte ?
Chacun d'entre nous ferait bien de méditer un peu ces citations de Pema Chödrön...
Comment pouvons-nous expliquer l'explosion du nombre de personnes dites hyper-sensibles ? Sommes-nous en train de devenir parfaitement inadaptés aux réalités de la vie ? L'hyper-sensibilité, l'hyper-anxiété justifient aujourd'hui tous les comportements de fuite, de déni, de surprotection, l'égocentrisme, l'abandon, la lâcheté...
Où allons-nous comme ça ?
Récemment, dans le cadre de mon travail, j'ai accompagné des personnes de plus de 90 ans. La plupart d'entre elles avaient traversé des guerres, vécu des tragédies, de nombreuses pertes... Et pourtant, je me suis sentie bien auprès d'elles... Elles n'étaient pas coupées de leurs émotions, elles connaissaient en alternance des moments de joie et de tristesse, de colère et d'amour, d'inquiétude et de paix... Nous avons beaucoup échangé sur les bonheurs et les malheurs de la vie... La plupart de ces personnes n'avaient pas peur d'aborder les tourments et les épreuves de l'existence ! Certaines avaient acquis ce que j'appellerais une vraie légèreté, avec une joie grave, parfois un peu triste, mais bien réelle. Aujourd'hui, à l'inverse, beaucoup de fausse légèreté, beaucoup de fausses joies auto-suggérées et entretenues à grand renfort de leitmotivs positifs, et tellement moins de courage, d'humilité ... Des vies uniquement basées sur l'image positive, dynamique et souvent fausse, qu'on veut donner de soi...
Après quelques séances, un certain nombre de parents et de conjoints endeuillés des groupes de parole affichent un certain soulagement. En effet, au contact de leur sphère sociale, ils avaient fini par se demander s'ils étaient encore normaux... Face aux jugements des autres, ils se sentaient même parfois comme des loosers qui n'arrivaient pas à "tourner la page"... Pour quelques-uns d'entre eux s'ajoutait au chagrin et à la douleur, un effondrement de leur confiance en soi.
Une mère endeuillée me révélait un jour être épuisée à force de devoir faire semblant. Elle avait fini, elle aussi, par donner aux autres la fausse impression qu'elle allait bien, qu'elle surmontait sa douleur. Oui, elle avait peur de se retrouver définitivement seule en perdant tout son entourage. Elle se trouvait nulle, elle craignait le jugement des autres.
Je souhaite ici rapporter les mots de Marie-Jeanne, une femme de 94 ans qui a perdu son mari adoré trente ans auparavant ( c'est une femme lumineuse et toujours pleine de vie ...) : " depuis trente ans, il me manque tous les jours, même après toutes ces années, j'ai toujours un moment de tristesse dans la journée en regardant sa chaise vide autour de la table ou l'oreiller vide près de moi lorsque je me couche. C'est normal, on s'est beaucoup aimés pendant quarante-cinq années... Comment ne pas regretter de ne plus vivre à ses côtés ? C'était une joie de partager ma vie avec lui, très complices, on riait souvent, on avait le même humour... C'est toujours dur, la vie est dure mais ça ne m'empêche pas d'apprécier les bons moments qui se présentent à moi. Des fois, je suis triste et c'est comme ça... J'ai de la chance, mes enfants le respectent . "
Après ce moment de confidence, elle a poursuivi la conversation avec l'histoire de leur chat (ce qui nous a valu une bonne partie de rires...). Marie-Jeanne et son mari avaient décidé ensemble d'appeler leur chat Souris. Le couple tenait une boulangerie. A chaque fois qu'ils appelaient leur chat, les clients, comprenant qu'il y avait une souris qui se baladait dans le magasin, prenaient un air craintif. Ce petit jeu avait amusé le couple durant dix-huit ans... En effet, Souris avait très bien vécu et longtemps...
Spontanément, en sortant de chez elle, je me suis dit que ça m'avait fait du bien d'être avec une personne normale ! Une personne qui n'avait ni une posture outrageusement positive, ni excessivement négative ! La sincérité, la simplicité, l'authenticité de Marie-Jeanne, sa facilité à dire et à partager ses émotions ainsi que sa spontanéité dans la discussion avaient fait de cette visite, un moment plein et réjouissant. La vie avait été présente dans toutes ses dimensions, et ça sonnait juste.
Après lui avoir confié, à mon tour, que j'avais perdu l'un de mes fils âgé, âgé de 21 ans, six ans auparavant, Marie-Jeanne a réagi naturellement en disant ceci : " Mon dieu, c'est terrible... On ne peut pas se remettre totalement de la perte de la chair de sa chair... C'est évident, cela requiert beaucoup de courage durant toute la vie... Ma mère avait perdu un enfant... ". Ses mots, qui me révélaient qu'elle était parfaitement consciente de ce que je vivais, m'ont touchée énormément, ils m'ont fait chaud au coeur. Elle pouvait envisager et comprendre ce que je vivais, et me le signifiait clairement.
Même avec le temps qui passe, on a besoin de se l'entendre dire. Rien de pire que les silences qui s'installent au fil des mois et des années. Certes, l'intensité de mes émotions a fluctué depuis six ans, mon champs émotionnel connaît un peu plus d'apaisement. Mais cessons de faire croire ou de vouloir croire que la tristesse ou la colère ne doivent plus jamais assaillir les endeuillés sous prétexte qu'ils ont retrouvé une certaine énergie vitale, réinvesti une vie sociale ou qu'ils apparaissent avec le temps un peu plus dans la vie plutôt que dans la survie. Cessons de nous faire croire que si, tout au long de notre vie, ces émotions nous tombent encore régulièrement dessus, c'est peut-être le signe que nous n'avons pas réglé notre deuil ou que nous ne sommes pas résilients... C'est fou comme, à force de simplifications et de déformations, nous avons réussi à réduire, schématiser, voire dévoyer à l'extrême, la pensée des pionniers de la psychologie positive qui se sentent aujourd'hui obligés de rétro-pédaler, tellement ils constatent avec effroi une appropriation pernicieusement marketing de leurs recherches. L'outrancier travestissement de leur pensée met en péril bon nombre de personnes vulnérables... Au même titre, les études de Boris Cyrulnik sur la résilience ont été vidées de toutes leurs nuances et leurs subtilités. Après des années de présentation approximative de ses travaux dans un grand nombre de publications souvent superficielles et commerciales, ce concept de résilience s'est transformé peu à peu en recettes faciles et mensongères. Recettes laissant entendre que nous pouvons absolument guérir de tout (comme si tout n'était qu'en fait une maladie. Une maladie d'amour ?) et ceci, assurément, sans aucune trace, ou impact, sur nos vies et nos ressentis. Plus de douleur réveillée ad vitam aeternam ! Autrement dit : " c'est super, vous avez réussi à surmonter le chagrin pour de bon, maintenant tout va bien ! Adieu colère ! Adieu tristesse ! Fini le mal au coeur ! Bienvenue dans le meilleur des mondes ! Aucuns regrets ni remords ! Jamais ! C'est tous les jours la fête ! La vie est belle ! Point d'exclamation final ..."
N'est-il pas naturel et humain d'avoir mal au coeur ou d'être en colère tout au long de sa vie lorsque certaines choses nous ramènent à ce que l'on a vécu, et qui ne sera jamais plus, à nos désirs et nos espoirs anéantis, au manque et à l'absence de la personne qui nous a quittés... ?
Accepter la mort de son enfant, de son conjoint, de son jeune frère, de son parent lorsqu'on est enfant ou adolescent, de sa petite fille de 14 ans... Ce n'est pas voir la situation sous un angle positif. Ce n'est pas oublier. C'est se résigner à apprendre à vivre avec la perte et comme on peut...
Pourquoi classer de façon systématique toutes les émotions en deux polarités qui s'opposent radicalement, les positives et les négatives ? On voit bien que cette manière de penser (encore une fois simpliste voire perverse) génère beaucoup de dégâts... Toutes les émotions dites primaires sont essentielles à une meilleure compréhension de nous-même, des autres et du monde. De plus, elles ne sont pas toujours vécues séparément. N'avez-vous jamais ressenti une joie teintée de tristesse ou encore un cocktail rage/tristesse... ?
On comprend quand on ressent. Et, on ressent mieux quand on comprend.
Jean-Claude Ameisen
La sagesse orientale nous indique peut-être ce que nous sommes en train de perdre en Occident. Les maîtres orientaux nous disent que ressentir, traverser les émotions c'est comprendre. A moins de rester dans l'ignorance, nous n'avons pas le choix... Ils nous disent aussi que la connaissance et l'analyse sont un plus qui vient s'ajouter dans un second temps seulement. En Occident, nous avons fini par croire que comprendre passe d'abord par l'analyse et l'intellect. Un monde où tout devient figé, classé, étiqueté, jugé ; où la fluctuation et la fluidité des émotions sont contraintes par les injonctions et les faux repères d'une vie qui se voudrait en permanence, de manière quasi pathologique, joyeuse, enviable et confortable... Certains vont jusqu'à affirmer que tout ne serait finalement qu'une question de chimie et de molécules... Même l'amour...
Je finis par une phrase de sagesse de Bouddha, suivie par une chanson douce-amère, écrite et interprétée par Black ... ( Version originale et version plus récente pour les plus jeunes ! )
Le mental ne connaît pas les réponses, le coeur ne connaît pas les questions.
Courage à tous
Nathalie Géraux
Conseil de lectures pour aller plus loin (si besoin était de démontrer que tout cet article n'était pas basé uniquement sur un ressenti personnel) :
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